La gouache d'Aménophis à Matisse

Publié le par technique.gouache.over-blog.com

 

4599544806_a6780e2bbd.jpg  Le mot gouache ne s'impose que tardivement dans le vocabulaire technique des peintres. Emprunté à l'italien guazzo, lui même dérivé du latin aquatio (lieu où se trouve de l'eau), le terme ne prend son acception moderne qu'à partir de la première moitié du XVIe siècle. La transcription du mot italien en gouache n'est toutefois avérée en France que depuis 1746, l'expression peinture à guazzo ayant jusque là prévalu. Dans sons sens le plus strict, le terme originel signifiait "préparation à la détrempe", puis par métonymie "une peinture à la gouache" (1757).

Quoiqu'il en soit des étymologies et des dérives lexicologiques, notons que la peinture à la gouache se confond, dès l'origine, avec les techniques de détrempe, autrement dit un genre pictural dont l'eau constitue le milieu naturel de dispersion. On comprend généralement sous ce vocable trois procédés correpondants à autant de liant différents : l'oeuf, la colle et la gomme (arabique, sarcocolle, suc de figue). La gouache, tout comme l'aquarelle, appartient à cette dernière catégorie : les peintures à base d'eau gommée. La différence entre les deux procédés tenant surtout au fait que la gouache se distingue par un plus fort pouvoir couvrant lié à l'ajout d'épaississant comme le miel ou de matière de charge tel le blanc de craie. Il s'agit en fait d'une des plus anciennes techniques de peinture dont l'origine se perd dans la nuit des temps.

 

 

1 - L'Antiquité

     Les analyses en laboratoire révèlent la présence de gomme d'acacia et de sucs végétaux dans de nombreuses peintures égyptiennes, que ce soit dans la décoration des hypogées thébains ou l'illustration de papyrus. Les couleurs s'appliquaient avec de petits calames en roseau qui, trempés dans l'eau, devenaient pinceaux par séparation des fibres. Les palettes, très généralement en bois, étaient creusées de sept godets ovales destinés à recevoir le blanc, le jaune, le vert, le bleu, le rouge, le brun foncé et le noir. Certaines présentent parfois jusqu'à onze ou douze cavités.

     Quelques oeuvres inachevées nous permettent d'entrevoir de quelle manières les artistes procédaient. Formes et figures étaient généralement tracées d'une seule ligne de contour à l'ocre rouge puis coloriées de teintes plates, sans dégradés, ni valeurs. Plus rarement l'emploi de velature - c'est-à-dire de couleurs plus fortement diluées - évoquait la transparence des étoffes. 

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     Si la Grèce antique n'a laissé aucune trace écrite concernant un procédé de détrempe à la gomme, les romains qui à de nombreux égards se prévalent de son héritage, en firent semble-t-il usage. Pline l'Ancien (Ier siècle de notre ère) mentionne dans plusieurs chapitres du Naturalis historia (Histoire naturelle), la préparation et l'emploi  de couleurs à base de gomme et de glu. L'artiste utilisait surtout parmi les gommes, la sarcocole, gomme-résine transparente et soluble dans l'eau exsudant de la Penoea Sarcocola, arbrisseau d'Afrique du nord.

     Parmi les rares témoignages matériels qui nous sont parvenus, citons les portraits funéraires du Fayoum. Car si beaucoup de ces oeuvres, issues des traditions formelles de l'art grec, furent, il est vrai, réalisées à l'encaustique, certaines d'entre elles le furent aussi à la détrempe. Les analyses scientifiques révèlent la présence d'un ou plusieurs agglutinants qui, selon les cas, se composent de gélatine, d'oeuf, de résine ou de gomme. Contrairement à l'art de l'ancienne Egypte, les peintres nuancent et modèlent leurs couleurs par un jeu de fines hachures entrecroisées, révélant, par ce moyen, les reliefs des visages ainsi que les variations chromatiques de la peau.

 

 

2 - La tradition byzantine

     En dépit de rares et fragmentaires témoignages, il est possible d'entrevoir la transitions entre les portraits du Fayoum et les premières icônes chrétiennes. Il est aujourd'hui admis que ces deux formes artistiques ont d'abord coexisté jusqu'à la disparition progressive des momies à portrait. Outre certaines analogies stylistiques - frontalité, expressivité des regards - de nombreuses coïncidences techniques inclinent en faveur de cette hypothèse. Toujours est-il que les recettes de détrempe utilisées pour les icônes byzantines se retrouvent tout entières dans leur modèle supposé. Mais quel que soit le mode de transmission, le procédé de détrempe à la gomme se perpétue à Byzance dans l'art des icônes et des évangéliaires illustrés.

 

 

  3 - L'art médiéval

Le moyen âge occidental subit à son tour l'influence de l'Orient. L'ascendant de Byzance est incontestablement le plus actif. Outre l'attrait culturel d'une civilisation devenue principale légataire des valeurs gréco-romaines, la circulation continuelle des biens et des hommes entretient, au début de l'ère chrétienne, un élan d'échanges et d'actives collaboration artistique. Les aléas de la guerre et des querelles byzantines, en poussant vers l'Europe occidentale de nombreux peintres et intellectuels,  entretiennent plus tard le mouvement. Les peintures de la Bible de Lothaire en France ou l'Evangéliaire de Lindisfarne  en Grande-Bretagne attestent, entre autres, de la prégnance de ces apports. Au reste, nombre de miniatures réalisées durant cette période, avec leurs couches de couleurs empâtées que révèlent d'épaisses traînées de blanc, trahissent l'influence technique des détrempes byzantines.

     En plus des oeuvres elles mêmes, la littérature technique participe à la propagation des recettes et secrets de la peinture orientale. Le moine Théophile (XIIe siècle) déclare expressément, dans son prologue au De diversis artibus  (Essai sur divers Arts), rapporter les secrets de préparation des couleurs telle que la pratique les Grecs de Byzance. De fait, il constitue une des rares et plus anciennes sources locales à exposer par le menu la manière de broyer les couleurs à la gomme : Si vous voulez accélérer votre travail, prenez de la gomme qui découle du cerisier ou du prunier, et la coupant en très petites parcelles, placez-la dans un vase d'argile, versez de l'eau abondamment, puis exposez au soleil, ou bien en hiver, sur des chardons brûlants à petit feu, jusqu'à ce que la gomme devienne liquide. Mêlez soigneusement au moyen d'un bois rond, passez à travers un linge, broyez les couleurs et posez les. Toutes les couleurs et leurs nuances peuvent être broyées et posées avec cette gomme, excepté le vermillon, la céruse et le carmin, qui doivent se broyer et s'appliquer avec du clair d'oeuf.

     Employée en alternance ou en concurrence avec les autres modes de détrempe, sur panneau ou sur toile marouflée, la gomme s'impose toutefois comme médium privilégié de l'enluminure. Le manuscrit de Naples (c.1350-1400), connu sous le nom du De Arte Illuminandi nous fournit, à la fin du Moyen Age, le document le plus complet consacré à cette forme d'expression. La plupart des couleurs sont alors broyées à l'eau de gomme - gomme arabique ou adragante - à l'exceptions de quelques unes d'entre elles, comme le safran et le cinabre mêlé au blanc d'oeuf. Ces principes universellement acceptés s'illustrent non seulement à travers une abondante littérature technique mais également à travers les oeuvres. Les seuls noms des Van Eyck (premiers tiers du XVe siècle) et de Jean Fouquet (c. 1420 - c. 1480) résument le degré de haute maîtrise auquel est parvenu l'art de la détrempe à la gomme.

     Plus que la pratique elle même - demeurée inchangées depuis plus d'un millénaire - l'expression formelle des peintres n'a de cesse d'évoluer en relation étroite avec les valeurs éthiques et esthétiques de leur temps.  De l'idéalisme expressif de l'art roman, les ateliers dérivent, à mesure qu'ils se sécularisent, vers une conception d'essence plus naturaliste. Cette évolution se traduit à l'époque gothique par un assouplissement de la ligne et la conquête de la troisième dimension. Aux aplats de couleurs cloisonnées de lignes épaisses succède un modelé fondé sur la gradation des teintes obtenue par superpositions de jus colorés et le jeu de fines hachures entrecroisées ou parallèles. Au seuil de la Renaissance, l'art de l'enluminure se distingue par la richesse d'une gamme chromatique et d'un modelé toujours plus nuancé, d'un espace fondé sur la lumière et les effets atmosphéristes. A preuve, l'art des Limbourg. Mais alors que l'enluminure approche la perfection, celle-ci touche à son terme. Les développements de l'imprimerie et de la gravure sur bois détrônent progressivement le livre manuscrit, quand par ailleurs les techniques traditionnelles de détrempes - gomme, colle, oeuf - appliquées au tableau le cèdent à une nouvelle venue : la peinture à l'huile.

 

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4 - La tradition orientale

 

439px-Jami Rose GardenTandis que Gutenberg sonne, en Europe, le glas du livre manuscrit, le monde arabe et musulman développe entre l'Indus et l'Euphrate parmi les plus hautes formes  d'expression de l'art du livre et de l'enluminure. Situé au confluent d'une zone de passage et d'échange entre Proche-Orient, Péninsule arabique, Asie centrale, Inde et Chine, le territoire de l'actuel Iran, joue, dès l'origine, un rôle moteur dans le développement et l'expansion du livre illustré. Point de rencontre entre différentes civilisations, livré aux assauts d'envahisseurs successifs et témoin d'une histoire mouvementée, la Perse médiévale réussit à développer une culture originale où se mêlent principalement traditions sémitiques, sassanides, musulmanes et byzantines.

     Si les historiens ont pour habitude de situer l'origine du livre en Perse à la conquête arabe au VIIe siècle, le véritable essor de ce qu'il est convenu d'appeler "la peinture persane" peut être daté à partir de l'invasion mongole (XIIIe siècle) jusqu'aux années 1700, recouvrant une aire qui, au gré des conquêtes et des influences, s'étend du Bosphore au Cachemire. Des différents foyers nés de la tradition persane retenons surtout le goût de l'aplat, de la ligne et des surfaces animées de motifs réguliers. 

     La quête de perfection formelle et spirituelle se manifeste à la fois dans la virtuosité des mises en page, la finesse du détail,  l'emploi de métaux précieux et le polissage des applications colorées. Souvent plusieurs artistes interviennent aux différentes phases d'élaboration d'une même oeuvre, selon leur spécialité et la force de leurs talents. Au peintre débutant ou de moindre envergure est généralement confié la mise en couleur ; au maître d'atelier revient le dessin, la composition, l'exécution des portraits et des parties les plus sensibles. A la fin du XVIIe siècle, la part dévolue au livre illustré se restreint progressivement au profit de peintures isolées montées en album avant que l'imprimerie ne supplante, deux siècles plus tard, la calligraphie et l'image.

 

 

5 - Evolution du procédé en Occident, de la Renaissance aux Lumières

 

462px-Nicholas_Hilliard_002.jpgMalgré le déclin du livre enluminé en Occident,  les procédés de détrempe à la gomme n'en continuent pas moins de survivre. Comme de juste, c'est dans le genre de la miniature et notamment du portrait qu'elle connaît ses plus fréquentes applications. Contrairement à l'enluminure associée à l'illustration du texte, la miniature se définit comme une oeuvre autonome de petit format, peinte le plus souvent sur un support lisse : bois, ivoire, parchemin, papier. Même si les procédés les plus divers - huile, pastel, aquarelle, émail - furent par la suite employés pour ce genre de peinture, la gouache sur parchemin demeure la technique la plus commune. Citons pour mémoire les portraits des Clouet (première moitié du XVIe siècle) en France ou de Nicolas Hilliard (1547-1619) en Grande Bretagne. En dehors de la miniature, la gouache, ainsi que l'indique Léonard (1452-1519) est également utilisée comme procédé d'esquisse. Elle est aussi appréciée dans le domaine de l'illustration, trouvant notamment dans l'histoire naturelle, zoologie et botanique, un terrain d'élection.

    Baudouin-2C_Pierre_Antoine_-_The_Honest_Model_-_1769.jpgIl faut toutefois attendre le XVIIIe siècle pour que la gouache s'impose véritablement comme genre de peinture à part entière, non plus seulement réservé aux petits formats et aux travaux d'étude. Médium privilégié de nombreux artistes, elle a pour avantage sur l'aquarelle d'offrir des effets d'empâtement et de texture comparables à ceux de la peinture à l'huile. D'où la dénomination fréquente, en France, de tableau à guazze ou en gouache. Elle est alors l'apanage de certains peintres de genre comme Pierre-Antoine Baudouin (1723-1769) ou Nicolas Lavreince (1737-1807), de paysagistes tels Louis-Gabriel Moreau (1740-1806), Hubert Robert (1733-1808) ou Joseph Vernet (1714-1789). Ce qui n'empêche pas des peintres comme François Boucher (1703-1770), Gérard van Spaendonk (1746-1822) ou Nicolas van Blarenberghe (1750-1826) de l'employer avec succès en d'autres genres. La tendance des gouachistes à s'émanciper des petits formats auxquels le procédé est depuis longtemps associé s'exprime clairement dans cet article rédigé par Watelet pour l'Encyclopédie : La gouache est très propre à peindre la paysage d'après nature (et) sert aussi à faire des esquisses colorées pour de grandes compositions.

 

 

6 - Du romantisme au fauvisme

 

     La vocation illustrative et artistique de la gouache se poursuit au siècle suivant, dans des oeuvres aussi diverses que celles d'Honoré Daumier (1808-1879) ou de Gustave Moreau (1826-1898). Mais loin de se cantonner au seul rôle de mise en couleur d'une surface, celle-ci acquiert une liberté expressive et formelle associée aux grands mouvements de la peinture contemporaine : réaliste avec Daumier, pré-raphaélite avec  Edward Burnes Jones (1833-1898), symboliste avec Odilon Redon (1840-1916).

 

numérisation0001-copie-1Après la faveur des paysagistes et des peintres de genre, la gouache ne semble plus guère, à la fin du siècle, intéresser les artistes qui souvent la cantonnent au domaine de l'illustration et de l'étude. Même constant à l'aube du XXe siècle. Vassily Kandinsky (1866-1944), Georges Braque (1882-1963), Pablo Picasso (1881-1973), Raoul Dufy (1877-1953)... ne sont pas sans l'ignorer mais n'en usent que rarement comme technique à part entière. Réduite au statut de procédé graphique, elle fut et demeure encore essentiellement utilisée comme technique d'appoint à l'encre ou au crayon.

 

numerisation0004-copie-2.jpgC'est toutefois à l'un des mythes fondateur de l'art moderne, Matisse (1869-1954) que l'on doit, à la fin des années trente, d'en avoir révolutionné l'usage. Celui qui voulait découper à vif dans la couleur  mit son idée en pratique en découpant et collant des papiers colorés à la gouache. L'artiste, par ses collages, invente du même coup, une manière de peindre que nul ne peut rattacher à aucune de celles qui l'avaient précédé. La gouache entre dès lors dans la modernité.

 

 

 

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